Sur proposition du sénateur Joël Labbé, connu pour être à l'origine de la fameuse loi "Labbé" visant à mieux encadrer l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, ainsi que de ses collègues du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, un amendement adopté en première lecture le 2 juin a pour projet d'interdire l’utilisation des engrais de synthèse pour tous les usages non agricoles de manière échelonnée entre 2024 et 2027. Cette initiative intervient dans le cadre du projet de loi "Climat et résilience" pour la lutte contre le réchauffement climatique examiné en ce mois de juin au Sénat, après une adoption en première lecture du projet de loi à l'Assemblée Nationale le 4 mai.
Un calendrier établi
Cette proposition d'interdiction des engrais de synthèse prend ici modèle sur l’extension, à compter du 1er juillet 2022, de la loi Labbé relative à l'interdiction des produits phytosanitaires pour le désherbage dans les propriétés privées, les lieux fréquentés par le public et les lieux à usage collectif, ainsi que le prévoit un arrêté interministériel du 21 janvier dernier.
Plusieurs phases sont prévues avec une première interdiction au plus tard en 2024 (ce qui sous-entend qu’elle pourrait être avancée) pour les personnes publiques d'utiliser ou de faire utiliser des engrais de synthèse pour l'entretien des espaces relevant de leur domaine public ou privé, hors terrains à vocation agricole. S’ensuivrait une interdiction de mise sur le marché, de délivrance, d'utilisation et de détention d’engrais de synthèse pour un usage non professionnel au plus tard en 2025. Enfin, l’utilisation non agricole des engrais de synthèse serait interdite dans les propriétés privées en 2027. Notons que l’interdiction ne s’appliquerait pas, « pour les équipements sportifs, aux usages des engrais de synthèse pour lesquels aucune solution technique alternative ne permet d'obtenir la qualité requise dans le cadre des compétitions officielles », précise l’amendement qui propose plus loin une dérogation si des blocages techniques persistent pour les terrains de sport.

De fortes inquiétudes
Cette initiative soudaine suscite de vives réactions de la part d’un certain nombre d’acteurs professionnels représentant le monde du paysage et des gazons sportifs. « Nous sommes évidemment favorables aux mesures prises en faveur de l’environnement et répondant aux attentes sociétales mais cette décision prise en catimini, noyée dans l’ordre des priorités de cette grande loi sur le climat, l'a été sans aucune concertation préalable avec les différents acteurs du marché professionnel, sans aucune étude ou enquête d’impact technique ou économique. Cette initiative est totalement dogmatique », s'insurge tout d’abord Jean-Marc Lecourt, président de la Société Française des Gazons (SFG).
« Cela est d’autant plus inquiétant et regrettable pour les entreprises intervenant dans la gestion des installations sportives qu’elles vont être déjà confrontées à d'importants challenges à compter du 1er juillet 2022 suite au renforcement de la loi Labbé sur les produits phytosanitaires ». Jean-Marc Lecourt conteste l’argument du texte d’amendement qui propose des dérogations spécifiques pour l’usage d’engrais de synthèses sur les pelouses sportives de compétition. « Les conditions techniques qui autoriseront des dérogations sont encore ambiguës et risquent de cumuler des critères trop restrictifs et difficiles à respecter pour la très grande majorité des gestionnaires, notamment en collectivités ».
Une importante mobilisation
D’aucuns n’hésitent pas à voir ici une manœuvre purement politicienne qui vise à passer cette mesure de façon insidieuse en jouant sur le calendrier de la loi qui laisse très peu de marges aux opposants de l’amendement pour organiser une contre-proposition. Le calendrier sénatorial est en effet serré : apparu le 2 juin, l’amendement sera débattu lors de l'examen du projet de loi au Sénat qui devrait démarrer à partir du lundi 14 juin. D'éventuels autres amendements visant à modifier ce projet ont pu certes être déposés jusqu'au jeudi 10 juin à 12 h. « Mais cela aura laissé un laps de temps extrêmement court aux organisations professionnelles de notre secteur pour pouvoir s’organiser, informer et sensibiliser les sénateurs afin qu’ils puissent porter de nouvelles propositions d’amendement allant à l’encontre du projet actuel inabouti », note Jean-Marc Lecourt.
Beaucoup d’associations et fédérations sont en effet pleinement mobilisées contre l’amendement, à l’instar de l’UPJ (1), l’Unifa (2), Fedairsport (3), l’AGREF (4) ou bien encore la SFG (5). Les grandes fédérations du monde du sport telles que la FFF ou la FFG (Fédérations Françaises de Football et de Golf) ont aussi été informées des enjeux. Un large consensus se met donc en place.
« Notons qu’il y aura une deuxième lecture de la loi à l’Assemblée nationale, avec encore des possibilités d’action et de modification du texte concernant les engrais », rappelle Jean-Marc Lecourt.

(©Matériel et Paysage)
Des clichés à combattre
Il est en général reproché aux engrais de synthèse (contenant les fameux minéraux azote, phosphore, potassium, N, P et K mais aussi magnésium, fer, calcium, soufre...) d'avoir une action trop directe et rapide et ainsi de polluer les nappes phréatiques par l'excédent de minéraux lessivés lors des pluies et non absorbés par les plantes, ou encore d’être à l’origine d’émission d’ammoniac dans l’atmosphère. A côté, des engrais naturels et moins concentrés sont plébiscités en agriculture biologiques car composés de produits d’origine animale ou végétale, fongique ou bactérienne (tourbe, fumier, lisier, guano, etc.).
Mais la réalité est, comme toujours, moins binaire et plus complexe : « sur quel fondement scientifique porte l’amendement ? Cette décision est incohérente, irrationnelle et dénuée de toute connaissance agronomique ! », n’hésite pas à lancer Stéphane Grolleau, chef de marché espaces verts de Compo Expert France, spécialiste de la fabrication d’engrais destinées aux espaces verts et à une grande variété de cultures.
« On ne tient pas compte en effet de l’existence des engrais de synthèse à libération lente ou progressive qui ont justement été mis au point pour apporter une réponse aux enjeux environnementaux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés tout en permettant aux végétaux de vivre en se développant grâce à une alimentation équilibrée et raisonnée. A l’inverse, un engrais organique surdosé ou mal utilisé peut polluer les nappes phréatiques. Il faut donc arrêter d’opposer systématiquement les produits naturels et de synthèse, cela n’a aucun sens ! Il y a du bon et du moins bon de chaque côté, l’important est de choisir les meilleures solutions de part et d’autre pour faire en sorte que nos plantes se portent le mieux possible, tout en préservant l’environnement ».
« Des études réalisées par l’AGREF (4) ont par exemple démontré que les engrais de synthèse présentent moins d’impacts environnementaux que les engrais organiques. Une fertilisation bien maitrisée est en effet un levier d’action important aujourd’hui, dans un contexte d’interdiction des produits phytosanitaires, pour limiter les attaques cryptogamiques ou la présence d’adventices indésirables dans le gazon, ce serait donc un non-sens et contradictoire de les interdire », estime de son côté Jean-Marc Lecourt.

Conséquences économiques et environnementales
Quid donc des conséquences si une telle interdiction venait à s’appliquer ? « Elles seraient dramatiques du point de vue économique sachant que 50 % de l’activité d’une société comme Compo par exemple, vient des espaces verts et que 75 % de notre expertise et liée à la nutrition des plantes », lance d’abord Stéphane Grolleau. « L'entreprise a investi des dizaines de millions d’euros pour mettre au point de nouvelles technologies d’engrais à libération lente associées à des biostimulants afin de répondre aux enjeux liés à la réduction d’emploi des produits phytopharmaceutiques en JEVI. Aujourd’hui, tout cela pourrait être balayé d’un revers de la main pour des raisons politiques ou électoralistes ». Et l’expert de pointer aussi le désarroi des entreprises du paysage ou d’entretien des terrains sportifs qui ne savent comment répondre, sans engrais à libération lente, aux exigences du sport de haut-niveau.
« A-t-on en effet pensé aux conséquences sur la qualité des pelouses et des terrains ? Aux conditions de jeu et de sécurité pour les joueurs ? D'autant que pour obtenir la même efficacité que les engrais à libération lente, il faut en utiliser en moyenne 4 fois plus d’engrais organiques ! Trouvera-on assez de cette matière pour couvrir les besoins ? Il faudra l’importer massivement de l’étranger », ajoute Jean-Marc Lecourt.
Et Stéphane Grolleau d’ajouter : « aujourd’hui nous avons des ressources limitées en matière organique en Europe, il faut donc importer certaines matières premières de l’autre bout du monde (Amérique du Sud, Asie, etc.) avec une certaine opacité sur leur origine et leurs procédés de production. Ces solutions auraient donc un coût environnemental du fait de leur transport et de l’origine aléatoire des produits, en contradiction avec la loi climat dans laquelle s’inscrit l’amendement proposé », estime Stéphane Grolleau. « De plus, un gazon fertilisé avec un engrais à libération progressive séquestre jusqu'à 5 fois plus de CO2 (6), tout en réduisant la température du sol, un point important en contexte urbain, ce qui va dans le sens de la lutte contre le réchauffement », veut-il encore pointer pour souligner les contradictions de la démarche sénatoriale.
Jean-Marc Lecourt souhaite enfin rappeler que la fertilisation ne se limite pas aux seules pelouses et que l'enjeu est bien plus large. « Alors que, l’imperméabilisation des sols, l’urbanisation accélérée, le changement climatique, ou encore la récente crise sanitaire révèlent le rôle essentiel du végétal dans le bien-être des gens ou des animaux, tous les végétaux ont besoin de nutrition, et à un moment où le végétal est reconnu comme essentiel, il est vital de lui donner les moyens de s’implanter et de subsister tout particulièrement en milieu urbain, réputé hostile ».
Voilà donc une affaire d'importance qui sera à suivre de près au cours des prochaines semaines.
(1) UPJ : Union pour la Protection des Jardin
(2) Unifa : Union des Industries de la Fertilisation
(3) Fedairsport : Fédération des Acteurs des Équipements de Sports et de loisirs
(4) AGREF : Association des Personnels d'Entretien des Terrains de Golfs
(5) SFG : Société Française des Gazons
(6) Étude menée par deux organismes officiels et indépendants dans le cadre de la mise au point de la technologie d’engrais à libération lente Floranid Twin de Compo.